Mémoire de l'amicus curiae relatif à la modification de l'acte d'accusation et au dépôt d'éléments de preuve supplémentaires pour que soient jugés les crimes de viol et d'autres formes de violence sexuelle relevant de la compétence du tribunal
CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE DU
TRIBUNAL INTERNATIONAL POUR LE RWANDA
Re : Le Procureur du Tribunal contre Jean-Paul Akayesu
Cette version française constitue une traduction du mémoire original rédigé en langue anglaise
Les soussignés, juristes et organisations non gouvernementales spécialisées en droits humains des femmes, qui ont oeuvré pour la reconnaissance du problème de la violence contre les femmes et la responsabilisation de ses auteurs au sein du système des Nations Unies et, en particulier, pour garantir une justice équitable pour les deux sexes dans les cours pénales internationales, demandent par la présente, en vertu du règlement 74 du Tribunal, l'autorisation de soumettre le mémoire de l'amicus curiae qui suit :
Introduction
- Dans cette intervention de l'amicus curiae, les amici souhaitent que le Tribunal pénal international pour le Rwanda remplisse son mandat, à savoir poursuivre les responsables de violations graves du droit international humanitaire et des droits de la personne humaine, y compris le viol et les autres formes de violence sexuelle entrant dans la définition des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité et du génocide qui relèvent de la compétence du Tribunal en vertu des articles 2 à 4 du Statut du Tribunal international pour le Rwanda.
- Les amici rappellent qu'il incombe également à la communauté des nations, en vertu du mandat qu'elle s'est donné à la Conférence mondiale des droits de l'homme de 1993, de poursuivre de manière juste et entière les auteurs de violence sexuelle, tel qu'édicté dans le Statut et les Règlements du Tribunal. La déclaration et le Programme d'action de Vienne stipulent que «les droits fondamentaux des femmes et des fillettes font inaliénablement, intégralement et indissociablement partie des droits universels de la personne», qu'il s'agit d'une «priorité» et qu'ils doivent par conséquent être intégrés dans toutes les activités du système de protection des droits humains.
Référence : Déclaration et Programme d'action de Vienne, paragraphes 18 et 38, Assemblée générale, Conférence mondiale sur les droits de l'homme,
A/Conf.157/23 (12 juillet 1993), par. 18, 38.
- En foi de quoi les amici demandent à la Chambre de première instance d'exercer le pouvoir de supervision que lui confèrent le Statut et les Règlements du Tribunal et de :
- demander au Procureur de modifier l'acte d'accusation contre Jean-Paul Akayesu pour y inclure les chefs d'accusation de viol et d'autres actes de violence sexuelle grave à titre de crimes relevant de la compétence du tribunal;
- d'évaluer l'opportunité de compléter la preuve pour de telles accusations en appelant ses propres témoins conformément au règlement 98 du Tribunal, ou en demandant au Procureur d'envisager de compléter l'enquête et/ou d'amener des éléments de preuve supplémentaires dans ce dossier;
- d'examiner pour quelles raisons aucun des actes d'accusation établis jusqu'à présent n'inclut les chefs d'accusation de viol ou d'autres formes d'agression sexuelle en dépit des rapports fiables faisant état d'une pratique répandue de viols et d'autres formes de violence sexuelle de la part de Hutus dans le cadre de la violence généralisée et génocidaire, et qui indiquent par conséquent l'existence de preuves probantes.
- Le présent mémoire va démontrer (1) que la Chambre de première instance a le pouvoir et la responsabilité de faire en sorte que le viol et les autres formes de violence sexuelle fassent l'objet de poursuites appropriées et soient dûment jugés et (2) qu'il existe des fondements factuels et juridiques pour justifier son intervention à cet égard.
- La présente intervention est motivée par le fait que le Procureur n'a porté aucune accusation de viol et de violence sexuelle, malgré les témoignages au dossier et la documentation indiquant l'existence d'autres preuves probantes à l'effet que la violence sexuelle faisait partie des actes de violence constituant un crime de génocide, des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre tels que définis dans les articles 2, 3 et 4 du Statut du Tribunal; et malgré qu'il existe des éléments de preuve indiquant qu'Akayesu est criminellement responsable de cette violence aux termes des articles 6(1) et 6(3) du Statut.
- Les amici s'appuient sur les témoignages et la preuve présentés jusqu'ici au procès d'Akayesu, ainsi que sur la documentation indiquant l'existence d'autres preuves probantes pour prouver ces accusations. En ce qui regarde le dossier déjà établi, les amici sont dans une position désavantageuse car il leur a été impossible d'obtenir et d'étudier la transcription complète du procès jusqu'à présent. Sachant que la plaidoirie du Procureur tire peut-être à sa fin, les amici ont préféré présenter ce mémoire, en reconnaissant leur incapacité d'étudier le dossier au complet, plutôt que d'attendre et de risquer de voir bloquée toute possibilité de modification de l'acte d'accusation et d'ajout d'éléments de preuve au dossier.
I. La Chambre de première instance a un pouvoir de supervision qui lui permet de remédier au fait que le Procureur n'a pas porté d'accusations, et de prouver, si nécessaire, que des viols et d'autres formes de violence sexuelle ont eu lieu
- Article 1 of the Statute of the Tribunal states that the Rwanda Tribunal "shall have the power to prosecute persons responsible for serious violations of international humanitarian law committed in the territory of Rwanda and Rwandan citizens responsible for such violations committed in the territory of neighbouring States between 1 January l994 and 31 December l994. . . in accordance with the provisions of the present Statute."
- Pour accomplir cette mission, le Statut confère au Procureur la responsabilité d'examiner le dossier et de préparer les actes d'accusation et la poursuite, et à la Chambre de première instance la responsabilité d'entendre les causes et d'étudier les requêtes en appel. Ce faisant, le Statut et les Règles de procédure promulguées par la Chambre de première instance en vertu du Statut, donnent à la Chambre le pouvoir explicite et inhérent de superviser et de compléter le travail du Procureur de manière à ce que le Tribunal puisse pleinement remplir son mandat.
Référence : Statut, articles 10, 17
Règles de procédure, règle 47(A)
- Par exemple, les Règles de procédure considèrent que le rôle du Juge ou la Chambre de première instance ne se borne pas à entendre la cause et à prendre une décision à partir de la preuve produite au procès. Un juge ou la Chambre de première instance peut, de sa propre initiative, délivrer les ordonnances, sommations, subpoenas, mandats et ordonnances de transfert qui peuvent être nécessaires aux fins d'une enquête ou pour la préparation ou la conduite du procès.
Référence : Règles de procédure, règle 54
- Les Règles de procédure habilitent également les juges de la Chambre de première instance à ordonner à l'une ou l'autre des parties de produire des preuves additionnelles ou ils peuvent eux-mêmes assigner des témoins ou ordonner qu'ils soient présents.
Référence : Règles de procédure, règle 98
- Le respect des principes de justice et le souci d'éviter les dénis de justice sont au coeur du mandat du Tribunal et de la Chambre de première instance.
Référence : Règles de procédure, règle 5
- Comme on le verra plus en détail plus loin, le fait que l'acte d'accusation du défendant Akayesu n'ait pas été modifié, en dépit des preuves claires présentées au procès et les preuves indiquées dans la documentation disponible, n'est pas équitable et constitue un déni de justice par rapport au mandat général du Tribunal qui habilite ce dernier à poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit humanitaire, dans la mesure où :
- on fait fi des violations graves des droits fondamentaux des femmes qui ont été violées dans la commune de Taba sous l'autorité d'Akayesu;
- Jean-Paul Akayesu se voit accorder une impunité effective pour les viols commis dans sa commune;
- la communauté, et en particulier les femmes de la communauté, se voient refuser la possibilité de faire reconnaître les torts qu'elles ont subis, ainsi que la satisfaction de voir la cause jugée équitablement et de savoir que justice a été rendue;
- le fait que le Procureur n'ait pas poursuivi l'enquête et inculpé Akayesu sur des accusations de viol en dépit des témoignages de viol entendus au procès, donne l'impression que le Tribunal ne considère pas le viol et la violence sexuelle comme des infractions aussi graves que d'autres infractions et qu'il exerce de ce fait de la discrimination à l'endroit des femmes;
- et finalement, en vertu du fait qu'on doit reconnaître à la justice ses deux dimensions -- à savoir une volonté de correction et un caractère normatif --, l'absence d'accusation de viol dans la poursuite intentée contre Akayesu signifie non seulement qu'il n'y aura pas réparation des torts infligés aux femmes violées sous l'autorité, vraisemblablement, d'Akayesu, mais également qu'on n'aura pas su établir, dans un sens normatif, le viol comme un acte grave et inacceptable.
- Il n'existe aucun recours pour remédier aux actes du Procureur qui contreviennent aux Règles de procédure et constituent un déni de justice mais qui avantagent l'accusé, excepté par voie d'objection de la part d'un amicus curiae ou de proprio motu de la part d'un juge ou d'une chambre de première instance.
- Eu égard, par conséquent, au fait que le Tribunal a le mandat de traduire en justice les personnes qui ont enfreint le droit international humanitaire, ainsi que le pouvoir de supervision qui découle intrinsèquement de ce mandat; au fait que les juges sont habilités à rendre un jugement déclaratoire concernant des manquements aux Règles de procédure; et de l'injustice que créera le fait qu'Akayesu ne soit pas jugé pour viol, nous alléguons que le Statut et les Règles de procédure permettent à la Chambre de première instance qui entend le procès de Jean-Paul Akayesu de remédier aux actes susceptibles d'entraîner un déni de justice et de demander au Procureur d'ajouter le chef d'accusation de viol à l'acte d'accusation. On peut remédier aux éventuels préjudices que pourrait causer une telle modification en reconvoquant les témoins «H» et «J» et tout autre témoin pertinent, si le prévenu le réclame.
- Nous alléguons également qu'un juge ou que la Chambre de première instance est habilité à ajouter ces chefs d'accusation au dossier, si nécessaire, soit en demandant au Procureur de poursuivre l'enquête et/ou de produire d'autres preuves, soit encore en assignant des témoins proprio motu. .
II. Les actes de viol et autres formes de violence sexuelle relèvent de la compétence du Tribunal
- Le mandat du Tribunal international pour le Rwanda est large, à savoir qu'il est habilité à juger les personnes criminellement responsables de génocide, de crimes contre l'humanité et de violations de l'article 3 commun aux Conventions de Genève et du Protocole additionnel II.
Référence : Statut, articles 1,2,3,4 et 6
- Dans le Statut, le viol est explicitement mentionné en tant que crime contre l'humanité et violation grave de l'article 3 commun aux Conventions de Genève. Il constitue également de la torture ainsi qu'un traitement cruel.
Référence : Statut, articles 3(g)(f) et 4(a)(e)
- Aux termes du Statut, d'autres formes de violence sexuelle relèvent de la compétence du Tribunal. Par exemple, les mutilations des organes génitaux et des seins des femmes Tutsis, ou le fait d'obliger celles-ci à marcher nues dans les rues, constituent de la torture et un traitement cruel, ainsi qu'une atteinte grave à la dignité de la personne de ces femmes.
Référence : Statut, articles 3(f) et 4(a) et (e)
- e viol et d'autres formes de violence sexuelle, y compris le meurtre de femmes enceintes, constituent également des actes de génocide lorsque les conditions stipulées dans l'article 2 sont remplies. Dans le cas du Rwanda, le viol et la violence sexuelle faisaient partie intégrante de la campagne de génocide, inspirés par un sentiment de haine envers les femmes tutsis et perpétrés dans le dessein de faire mourir ou de détruire physiquement, mentalement ou socialement la victime, ainsi que sa capacité de participer à la reproduction et la production de la communauté.
Référence : Statut, article 2 (2)(a)-(d)
- Le Tribunal est donc incontestablement habilité à poursuivre les personnes qui ont violé des femmes Tutsi et certaines femmes Hutu ou qui ont été responsables des viols ou d'autres formes de violence sexuelle infligés à ces femmes.
III. La pratique répandue du viol au Rwanda et dans la commune de Taba
- Sous réserve des limites mentionnées plus haut en ce qui regarde la transcription du procès et les renseignements confidentiels dont disposent le Procureur et la Chambre de première instance, les faits mentionnés ci-après sont basés sur des extraits de témoignages présentés au procès de Jean-Paul Akayesu et sur les documents de référence qui indiquent l'existence de preuves probantes supplémentaires.
- Le viol et d'autres formes de violence sexuelle ont fait intégralement et systématiquement partie de la violence génocidaire massive perpétrée contre les femmes Tutsi au Rwanda de janvier à décembre 1994.
Références : Rapport final de la commission d'experts établie en vertu de la résolution 935 du Conseil de sécurité de l'ONU (1994),
U.N. SCOR, 49e session, Annexe, à 3, N.U. Doc.S/1994/1405 (1994);
Rwanda: Death, Despair and Defiance,
African Rights, septembre 1994;
Report on Assignment to Rwanda (12 June to 24 July 1995),
Maricela Daniel, coordonnatrice des services communautaires, Haut Commissariat pour les réfugiés, Kigali;
Shattered Lives: Sexual Violences during the Rwandan Genocide and its Aftermath,
Human Rights Watch/Africa Human Rights Watch Women's Rights Project/Fédération internationale des ligues des droits de l'homme, septembre 1996;
Rwanda: Killing the Evidence:
Murder, Attacks, Arrests and Intimidation of Survivors and Witnesses,
African Rights, avril 1996;
The Genocide in Rwanda: Sexual Abuses and Violence against Rwandan Women,
Kalliope Migirou, agente sur le terrain pour l'Union européenne/Mission des Nations Unies sur les droits de l'homme au Rwanda, présenté à une conférence internationale sur la violence et la citoyenneté des femmes, Brighton, Royaume-uni, novembre 1996.
- Plus précisément, le Procureur a produit certains éléments de preuve et il existe également de la documentation à l'effet que la commune de Taba, dans la préfecture de Gitarama, a été le site d'une violence sexuelle massive à l'endroit des femmes Tutsi durant la période allant de janvier à décembre 1994.
Références : Déposition du témoin «H», version anglaise officielle du procès-verbal du procès de Jean-Paul Akayesu, audiences du 6 et du 7 mars 1997.Déposition du témoin «J», version anglaise officielle du procès-verbal, auquel les amici n'ont pu avoir accès. Reuters N. American Wire, 27/01/97.
Shattered Lives: Sexual Violence during the Rwandan Genocide and its Aftermath, Human Rights Watch et al.
- En effet, le Procureur a déclaré dans son exposé d'introduction que le viol de fillettes et de femmes faisait partie de la violence génocidaire et généralisée perpétrée par la population Hutu contre la population Tutsi au Rwanda. «Nous allons démontrer qu'en 1994 au Rwanda, il y a eu une pratique systématique et générale de meurtres, emprisonnements, torture, persécutions, agressions et mutilations sexuelles, et infliction d'autres actes inhumains à la population tutsi et des Hutus modérés, pour des motifs d'ordre politique et ethnique.» Référence : Traduction non officielle en anglais de :
Le Tribunal international pour le Rwanda dans le procès de Jean-Paul Akayesu, 9 janvier 1997, p. 39, lignes 8-15.
IV. Les preuves de viol dans la commune de Taba produites au procès de Jean-Paul Akayesu
- Le témoin «J» a déclaré avoir été témoin du viol de sa fille de six ans par trois hommes Hutu, quand ceux-ci sont venus tuer son père.
Référence : Reuters North American Wire, 27 janvier 1997.
- Le témoin «H» a déclaré avoir à la fois été violée et été témoin du viol d'autres femmes. Le témoin «H» se cachait dans une plantation de bananiers près de sa maison lorsqu'un groupe d'assaillants ont donné des coups de siflet et l'ont pourchassée, elle et sa famille pour les faire sortir de leur cachette. Une fois découverte, le témoin «H» a été emmenée dans un champ de sorgho et violée.
Références : Transcription officielle en anglais de la déposition du témoin «H»,
entendue le 6 mars 1997, p. 8.
Transcription officielle en anglais de la déposition du témoin «H»,
entendue le 7 mars 1997, p. 16, 21.
- Le témoin «H» a également déclaré que les femmes qui avaient trouvé refuge dans le Bureau communal, sous le contrôle d'Akayesu, y furent séquestrées, battues et violées. Le témoin «H» a en particulier déclaré qu'elle «connaissait personnellement trois femmes qui avaient été violées et qu'elle pouvait se souvenir du nom d'environ une dizaine des hommes qui avaient commis les viols. Ils en avaient emmenées certaines dans la brousse avoisinante, ou les avaient violées sur place. Ils n'avaient peur de rien.»
Référence : Transcription officielle en anglais de la déposition du témoin «H»
entendue le 7 mars 1997, pp. 16-24.
- Sur la base du témoignage précité, il existe des preuves dans les minutes du procès, ainsi que dans les rapports sur la situation des droits humains, à l'effet que dans la commune de Taba, le viol et d'autres formes de violence sexuelle se pratiquaient de façon régulière et au su de tout le monde, en violation du droit humanitaire et dans le cadre d'une campagne génocidaire destinée à anéantir la population Tutsi. Faute de pouvoir accéder à la totalité du procès-verbal, les amici ne sont pas en mesure d'évaluer s'il existe suffisamment de preuves probantes au dossier pour déterminer que le viol était assez répandu dans la commune de Taba pour constituer un crime contre l'humanité; toutefois, les témoignages et signalements de viol référés plus haut indiquent que l'on peut disposer de témoignages et de preuves supplémentaires pour mesurer l'importance du viol dans la violence massive et génocidaire perpétrée tant au Rwanda que dans la commune de Taba elle-même.
V. La responsabilité criminelle de Jean-Paul Akayesu pour le viol de femmes Tutsi dans la commune de Taba
- Aux termes de l'article 6 du Statut du Tribunal, Akayesu peut être tenu criminellement responsable pour la violence sexuelle perpétrée à l'endroit des femmes Tutsi et de certaines femmes Hutu, si l'on peut prouver :
- qu'il a «planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter un crime visé aux articles 2 à 4 du présent Statut ...»
- qu'[à titre de supérieur hiérarchique] «il savait ou avait des raisons de savoir que le subordonné s'apprêtait à commettre cet acte ou l'avait fait et qu'[il] n'a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que ledit acte ne soit commis ou en punir les auteurs.»
- Si les amici n'ont malheureusement pas accès à tout le dossier des preuves produites au procès, il apparaît néanmoins, à la lumière de l'acte d'accusation, de l'exposé introductif du Procureur et du procès-verbal disponible, que l'on a déposé en preuve les faits suivants qui démontrent la responsabilité criminelle d'Akayesu aux termes de l'article 6 :
- D'avril 1993 à juin 1994, la commune de Taba était sous l'autorité du maire (bourgmestre) Jean-Paul Akayesu.
Référence : Description de l'accusé, acte d'accusation du Procureur du Tribunal contre Jean-Paul Akayesu, par. 3.
- À titre de bourgmestre, Akayesu était l'un des hommes les plus puissants de la commune et de la région. Il avait la charge de l'administration et du maintien de l'ordre public dans la commune de Taba. Akayesu avait un contrôle exclusif sur la police communale et sur les gendarmes à la disposition de la commune de Taba. Il était en charge de l'application des lois et des règlements, ainsi que de l'administration de la justice dans la commune de Taba, et il détenait des pouvoirs qui dépassaient ceux prescrits par la loi.
Référence : Description de l'accusé, Acte d'accusation du Procureur du Tribunal contre Jean-Paul Akayesu, par. 4.
- Eu égard à la position d'autorité d'Akayesu, celui-ci a ordonné aux Hutus de la commune de Taba de tuer les Tutsis et a encouragé les miliciens Interahamwe des communes voisines à venir à Taba fomenter la violence.
Références : Exposé introductif de la Poursuite, traduction anglaise non officielle, 9 janvier 1997, pp. 51,52,53,55,56,58.
Traduction non officielle de la déposition du témoin «K», entendue le 10 janvier 1997, pp. 23- 24 et 37, et le 14 janvier 1997, pp. 11-12.
Traduction non officielle de la déposition du témoin «C» entendue le 14 janvier 1997, pp. 149-151.
- Akayesu a ordonné l'achat et la distribution de siflets et donné des instructions sur l'utilisation des siflets dans la chasse aux Tutsis qui se cachaient (ce sont ces siflets dont parle le témoin «H» dans la déposition mentionnée plus haut).
Référence : Traduction non officielle de la déposition du témoin «K» entendue le 14 janvier 1997, p. 69, lignes 7-10.
- En outre, les amici allèguent que le fait qu'Akayesu ait incité les Hutus à tuer les femmes Tutsi, y compris les femmes enceintes, a probablement entraîné le viol des femmes Tutsis, que ce soit avant qu'on les tue ou autrement.
Référence : Exposé introductif de la Poursuite, 9 janvier 1997, traduction anglaise non officielle, p. 55, lignes 4-7.
- Comme on l'a mentionné plus haut, les viols et autres formes de violence sexuelle dans la commune de Taba ont été perpétrés au grand jour, de façon massive, et au su de tout le monde; en outre, certains de ces actes de violence contre les femmes sont survenus dans les locaux du Bureau Communal, qui était sous le contrôle direct d'Akayesu.
Référence : par. 23 ci-dessus.
- Jean-Paul Akayesu était en charge du Bureau Communal; il était présent au Bureau Communal du moins lorsque certains des viols se sont produits et aurait pu, selon le témoin «H», protéger les femmes victimes s'il avait voulu le faire.
Références : Transcription officielle de la déposition du témoin «H» entendue le 6 mars 1997, pp. 13-14.
Transcription officielle de la déposition du témoin «H» entendue le 7 mars 1997, pp. 17-19 et 23.
- Akayesu avait le pouvoir -- pouvoir qu'il a exercé avant le 18 avril 1994 -- d'empêcher le massacre et probablement le viol des Tutsis sous son contrôle et son autorité sans encourir lui-même de risques. Après le 18 avril 1994, Akayesuqëe0 ëdëdir de cette manière et a en fait encouragé les miliciens Interahamwe des communes voisines à venir fomenter la violence
Références : Exposé d'introduction de la poursuite, traduction anglaise non officielle, pp. 51, 52-53, 55.
Traduction non officielle de la déposition du témoin «K» entendue le 10 janvier 1997, pp. 17, 23-24 et 37, et le 14 janvier 1997, p. 12.
Traduction non officielle de la déposition du témoin «C» entendue le 14 janvier 1997, pp. 149-151.
- Le témoin, lorsque le Juge Aspegren lui a demandé si Akayesu, à titre de bourgmestre, aurait pu faire cesser les viols, a répondu :
«Oui, il aurait pu arrêter ce qui se passait... Je pense qu'il aurait pu arrêter les choses. Il n'a même pas essayé.»
Référence : Transcription officielle en anglais de la déposition du témoin, entendue le 7 mars 1997, pp. 23-24.
- En résumé, les amici ne peuvent prétendre pouvoir juger si les preuves au dossier sont suffisantes pour établir la culpabilité de Jean-Paul Akayesu pour les viols et autres formes de violence sexuelle perpétrés dans la commune de Taba en vertu de tous les articles qui s'appliquent. Ils allèguent, en revanche, qu'à la lumière des témoignages produits et des preuves suggérées par la preuve documentaire accessible, le Procureur et la Chambre de première instance disposent incontestablement d'éléments de preuve suffisants pour poursuivre Jean-Paul Akayesu pour viol et pour justifier la production d'autres preuves relatives au viol et à la violence sexuelle en tant que crime de guerre, crime contre l'humanité et instrument de génocide.
VI. Le Procureur n'a pas rempli son devoir de poursuivre Jean-Paul Akayesu sous le chef d'accusation de viol
- Le Procureur a la responsabilité d'instruire les dossiers et de poursuivre les personnes responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire du Rwanda entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994.
Référence : Statut, article 15
- Eu égard à la preuve documentaire mentionnée plus haut et, plus important encore, aux témoignages de «H» et «J», l'une ayant été violée par les miliciens Hutu et les deux ayant été témoins de viols commis par les miliciens Hutu dans la commune de Taba, commune au sein de laquelle Akayesu avait la responsabilité du maintien de l'ordre, le Procureur dispose d'une preuve prima facie pour poursuivre Akayesu sur des accusations de viol.
- Sur la base des témoignages de «H» et de «J», des cas de viol documentés dans la commune de Taba et sur la preuve disponible concernant la responsabilité criminelle d'Akayesu pour ces actes de violence sexuelle, le Procureur devrait, tel que stipulé dans le Statut du Tribunal, demander à la Chambre de première instance l'autorisation d'ajouter le chef d'accusation de viol à l'acte d'accusation établi contre Akayesu.
Références : Statut du Tribunal, article 17
Règles de procédure, règles 47 et 50
VII. Le viol et la violence sexuelle contre les femmes ne font pas l'objet d'enquêtes et de poursuites
- Le fait que le viol n'apparaisse pas dans l'acte d'accusation établi contre Akayesu n'est malheureusement pas un cas unique. En dépit de la multitude de viols rapportés sur le territoire du Rwanda entre janvier et décembre 1994, pas un seul des actes d'accusation transmis à la Chambre de première instance et confirmés par elle n'attribuait à l'accusé la responsabilité de viols ou de violence sexuelle.
- Le rapport de Human Rights Watch/Women's Rights Project documente et analyse les problèmes de méthodologie et les lacunes du personnel du bureau du Procureur à Kigali, qui ont contribué à cette absence d'accusations de violence sexuelle. Le Rapport propose une série de mesures à prendre pour renverser cette tendance.
Référence : Shattered Lives, par. 23 ci-dessus, p. 8.
- Il appartient à la Chambre de première instance, de par le pouvoir de supervision qui est le sien, d'étudier à la lumière des actes d'accusation qui lui ont été transmis si le Procureur s'est attribué les moyens et le personnel nécessaire pour enquêter de manière efficace sur les allégations de violence sexuelle et engager des poursuites.
VIII. Conséquences de l'absence de poursuites pour viol dans l'affaire Akayesu
- La Déclaration et le Programme d'action de Vienne reconnaît que la violence exercée en fonction du sexe est une violation grave et répandue des droits de la personne et qu'il convient d'intégrer les questions se rapportant à la situation et aux droits des femmes dans les activités du système de protection des droits humains à tous les niveaux. En ce qui regarde la violence exercée à l'égard des femmes, la répression et la responsabilisation sont devenues, ces dernières années, une priorité au sein du système de protection des droits humains des Nations Unies.
Références : Déclaration et Programme d'action de Vienne - Assemblée générale, Conférence mondiale sur les droits de l'homme, UN Doc. A/Conf.157/23 (12 juillet 1993), paragraphes 18, 37
Déclaration sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes - Assemblée générale, 48e session, U.N.Doc.A/Res/48/104 (23 février 1994)
Recommandation No 19 du Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes - Compilation des observations et recommandations générales adoptées par les organes de surveillance de l'application des traités relatifs aux droits de l'homme, U.N. Doc.HRI/GEN/1/Rev.2 (29 mars 1996).
- Le fait que le Tribunal n'ait pas traduit en justice Jean-Paul Akayesu sur des accusations de viol, malgré la preuve évidente que des viols ont été commis dans la commune placée sous son autorité, soulève des questions sur la volonté du Tribunal d'éliminer la violence exercée en fonction du sexe et de protéger et promouvoir les droits fondamentaux des femmes.
- En outre, l'absence d'accusations de viol dans la première cause entendue par le Tribunal à Arusha, malgré la présence de preuves de viol et de responsabilité criminelle en rapport avec l'accusé, établit un malheureux précédent pour les poursuites à venir et n'incite pas les femmes témoins à collaborer aux futures enquêtes et poursuites engagées par le Tribunal. Cette lacune laisse aussi entendre aux femmes rwandaises qui ont survécu et qui doivent faire face, jour après jour, aux effets dévastateurs du génocide, y compris la violence sexuelle, sur leur bien-être physique, mental, social et économique, que ces atrocités ne sont pas suffisamment graves pour mériter l'attention du Tribunal. Ce faisant, ce dernier dénie aux femmes le droit à une justice équitable et les prive de la reconnaissance de leurs souffrances et de la possibilité d'en voir les auteurs châtiés, deux choses essentielles pour leur permettre de reconstruire leur vie et de rebâtir leur estime d'elles-mêmes.
- Enfin, le fait que le Procureur du Tribunal international pour le Rwanda n'ait pas porté d'accusations de viol et d'autres formes de violence sexuelle dans la cause Akayesu et dans les autres actes d'accusation confirmés jusqu'ici, est un recul malheureux par rapport au précédent établi par le Procureur du Tribunal international pour l'ex-Yougoslavie qui, à la suite des critiques adressées par un certain nombre des amici curiae soussignés, a pris l'initiative d'engager des poursuites contre les auteurs de viol et d'autres formes de violence sexuelle.
Référence : voir, par exemple, Le Procureur du Tribunal c. Gagovic et al; le Procureur du Tribunal c. Meakic et al; le Procureur du Tribunal c. Tadic.
IX. Conclusion
- À la lumière des questions de fait et de droit invoquées ci-dessus, les amici allèguent respectueusement que le Tribunal doit remplir son mandat, à savoir poursuivre les personnes présumées responsables de génocide et de violations du droit humanitaire et traiter les violations perpétrées contre les femmes aussi sérieusement que celles commises contre les hommes, en demandant au Procureur de modifier l'acte d'accusation contre Jean-Paul Akayesu de manière à le poursuivre :
- pour le viol des femmes Tutsis dans la commune de Taba en vertu de l'article 3(f),(g) et (h) du Statut;
- pour le viol des femmes Tutsis dans la commune de Taba en vertu de l'article 4(a),(e) et (h) du Statut;
- pour la mutilation des organes génitaux et des seins de femmes Tutsis en vertu de l'article 4(a) et 4(e) du Statut;
- pour avoir fait circuler nues des femmes Tutsis dans les rues en vertu de l'article 4(a),(e),(h) et (i) du Statut.
- En outre, le Procureur devrait envisager la possibilité d'accuser Akayesu de viol en tant qu'acte de génocide aux termes de l'article 2(2)(b),(c) et (d) du Statut. Le rapport final de la Commission d'experts recommandait que «...le Procureur étudie pleinement la relation entre la politique de viol systématique sous une autorité responsable comme crime contre l'humanité, d'une part, et une telle politique en tant que crime de génocide de l'autre.»
Références : Rapport final de la Commission d'experts établie conformément à la résolution 935 (1994) du Conseil de sécurité, U.N. SCOR, 49e session, annexe, à 3, U.N.Doc.S/1994/1405(1994) p.29, par. 145.
Shattered Lives, par. 23 ci-dessus.
Respectueusement,
- AL-HAQ
- ARAB WOMEN'S FORUM AISHA
- ASIA WOMEN'S HUMAN RIGHTS COUNCIL
- ASSOCIATION ALGÉRIENNE POUR LA PLANIFICATION FAMILIALE
- ASSOCIATION DÉMOCRATIQUE DES FEMMES MAROCAINES
- ASSOCIATION DES FEMMES JURISTES DU NIGER
- ASSOCIATION INTERNATIONALE POUR LA DÉMOCRATIE EN AFRIQUE
- ASSOCIATION IVOIRIENNE POUR LA DÉFENSE DES DROITS DES FEMMES
- ASSOCIATION MAROCAINE DES DROITS DES FEMMES
- ASSOCIATION TUNISIENNE DES FEMMES DÉMOCRATES
- CENTER FOR CONSTITUTIONAL RIGHTS
- CENTER FOR WOMEN'S GLOBAL LEADERSHIP
- CENTRE INTERNATIONAL DES DROITS DE LA PERSONNE ET DU DÉVELOPPEMENT DÉMOCRATIQUE
- CITOYENS/CITOYENNES POUR UN RWANDA DÉMOCRATIQUE
- COLLECTIF SÉNÉGALAIS DES AFRICAINES POUR LA PROMOTION DE L'ÉDUCATION RELATIVE À L'ENVIRONNEMENT
- CONSEIL SUR LES DROITS DES FEMMES
- ENDA
- FEDERATION INTERNATIONALE DES LIGUES DES DROITS DE L'HOMME
- GROUPE DE RECHERCHE FEMMES ET LOIS
- INSTITUT AFRICAIN POUR LA DÉMOCRATIE
- INTERNATIONAL HUMAN RIGHTS LAW GROUP/ WOMEN'S RIGHTS ADVOCACY PROGRAM
- INTERNATIONAL HUMAN RIGHTS PROJECT OF SUFFOLK UNIVERSITY LAW SCHOOL
- INTERNATIONAL WOMEN'S HUMAN RIGHTS LAW CLINIC OF THE
- CITY UNIVERSITY OF NEW YORK SCHOOL OF LAW
- JACOB BLAUSTEIN INSTITUTE FOR THE ADVANCEMENT OF HUMAN RIGHTS
- LATIN AMERICAN AND CARIBBEAN WOMEN'S HEALTH NETWORK
- LAWYERS' INTERNATIONAL FORUM FOR WOMEN'S HUMAN RIGHTS
- LIGUE IVOIRIENNE DES DROITS DE L'HOMME
- MADRE
- MOUVEMENT BURKINABÉ DES DROITS DE L'HOMME ET DES PEUPLES
- NATIONAL COUNCIL OF AFRICAN WOMEN
- PERMANENT ARAB WOMEN'S COURT TO RESIST VIOLENCE AGAINST WOMEN
- PRO-FEMMES/TWESE HAMWE (35 MEMBER-NGOS:list in annex)
- RASSEMBLEMENT ALGÉRIEN DES FEMMES DÉMOCRATIQUES
- RASSEMBLEMENT DÉMOCRATIQUE DES FEMMES DU NIGER
- RURAL YOUTH ASSOCIATION
- TANZANIA GENDER NETWORKING PROGRAMME
- UNION INTERAFRICAINE DES DROITS DE L'HOMME
- UNITED METHODIST OFFICE FOR THE UNITED NATIONS
- VIMOCHANA- FORUM FOR WOMEN'S RIGHTS
- WOMEN IN LAW AND DEVELOPMENT IN AFRICA
- WOMEN'S INTERNATIONAL LEAGUE FOR PEACE AND FREEDOM
- WOMEN LIVING UNDER MUSLIM LAWS
- WOMEN REFUGEES PROJECT, CAMBRIDGE-SOMERVILLE LEGAL SERVICES
- WORKING GROUP ON ENGENDERING THE RWANDA TRIBUNAL
- WORLD UNIVERSITY SERVICE
En tant qu'amici curiae
Avocates-conseils :
Joanna Birenbaum, Lisa Wyndel
WORKING GROUP ON ENGENDERING
THE RWANDA TRIBUNAL
Toronto, Canada
Annexe : liste des ONG membres de PRO-FEMMES/TWESE HAMWE
AFCF, AFER, AGR, AHO UMWAGA UTARI, AMALIZA, ARFEM, ARBEF, ARTC-F, ARDS, ASOFERWA, AVEGA-AGAHOZO, BENIMPUHWE, BENISHYAKA, CARITAS-UMUHOZA, CCOAIB, CLUB MAMANS SPORTIVES, DUKANGUKE, DUTERIMBERE, FONDATION TUMURERE, GIRANEZA, GIRIBAMBE, HAGURUKA, ICYUZUZO, ISANGANO-OPEC, JOC-F, RESEAU DES FEMMES OEUVRANT POUR LE DEVELOPPEMENT RURAL, RWANDA RW'EJO, RWHO, SERUKA, SOLIDAIRES BENURUGWIRO, SOS RAMIRA, SWA-IHUMURE, UMUSHUMBA MWIZA, URUMULI RW'URUKUNDO, URUSARO.