

Chère Madame Del Ponte,
Nous vous remercions d'avoir accepté de rencontrer notre délégation à Arusha, en Tanzanie, en février 2003, pour discuter de la façon dont le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) rend justice aux victimes de viol rwandaises. Nous vous sommes infiniment reconnaissantes d'avoir pris le temps de nous rencontrer à Arusha malgré votre emploi du temps extrêmement chargé.
Nous désirons dans cette lettre revenir sur les points soulevés lors de cette rencontre et exprimer notre vive inquiétude face au traitement des crimes de violence sexuelle par le Bureau du procureur (BP) au cours de votre mandat. À notre avis, si les femmes qui ont enduré les sévices sexuels qui ont caractérisé le génocide rwandais ne peuvent toujours pas obtenir justice devant le TPIR après toutes ces années, c'est en grande partie parce que le Bureau du Procureur montre peu d'empressement à faire enquête sur les crimes de violence contre les femmes et à porter les accusations qui s'imposent.
Votre mandat touche à sa fin et nous estimons qu'au cours des quatre années où vous avez servi le TPIR en qualité de procureur, rien n'indique de votre part une volonté concrète de réunir les preuves nécessaires pour porter des accusations en ce sens, malgré les preuves accablantes et connues d'actes de violence sexuelle perpétrés durant le génocide de 1994 au Rwanda. Pour nous, le fait que vous n'ayez pas pris les mesures nécessaires pour intensifier le travail d'enquête et les poursuites relatives aux crimes contre les femmes, traduit un manque de volonté politique de traiter ces crimes avec le même sérieux que tous les autres crimes perpétrés lors du génocide.
Vous n'ignorez pas que des milliers de femmes ont été, au cours du génocide, violées par des individus ou des groupes, avec des objets comme des bâtons pointus ou des canons de revolver, réduites en esclavage sexuel ou sexuellement mutilées. Les chefs militaires et les dirigeants politiques nationaux et locaux, ainsi que les chefs des milices armées, ont encouragé ou autorisé les massacres et les violences sexuelles pour atteindre leurs objectifs génocidaires. En vertu du droit international, ils doivent donc répondre de ces crimes.
Si le jugement prononcé en 1998 par le TPIR à l'endroit de Jean-Paul Akayesu, qui fait du viol un crime de génocide et un crime de guerre, mérite d'être applaudi, nous estimons toutefois qu'il faut plus qu'une poignée de décisions de ce genre pour rendre compte de l'ampleur des violences sexuelles perpétrées durant le génocide et que la stratégie de la poursuite doit traduire de manière plus exhaustive cette ampleur. Si les jugements du TPIR ne rendent pas compte de la brutalité et de l'ampleur des violences sexuelles perpétrées au Rwanda, on ne fera que renforcer l'impunité qui a entouré au cours de l'histoire la perpétration d'actes de violence sexuelle à grande échelle lors des conflits armés.
Nous trouvons encourageant que dans plus de la moitié des actes d'accusation existants, on ait retenu des chefs d'accusation de viol, mais nous avons constaté avec inquiétude, durant votre mandat, certaines tendances susceptibles d'entraîner l'exclusion ou la fragilisation des poursuites pour viol, et de faire en sorte que les victimes de viol rwandaises n'obtiennent jamais justice. Voici quelles sont ces tendances :
- La diminution du nombre de nouveaux actes d'accusation où figurent des chefs d'accusation de violences sexuelles.
- Depuis 2001, le nombre d'actes d'accusation mentionnant des crimes de violence sexuelle a diminué de façon notable. Vu l'ampleur des violences sexuelles perpétrées durant le génocide, nous estimons que l'absence de chefs d'accusation en ce sens est due non pas à l'absence de ce genre de crimes, mais plutôt à un manque de volonté politique de la part du BP de faire enquête, réunir des preuves et porter des accusations.
- L'absence de chefs d'accusation relatifs aux violences sexuelles dans plusieurs causes majeures.
- Il est important de porter des accusations pour violences sexuelles dans toutes les causes où on peut le faire et en particulier quand les accusés occupaient de hautes responsabilités. Nous trouvons par conséquent préoccupant qu'un certain nombre de causes s'instruisent sans qu'il y ait d'accusations relatives aux crimes de violence sexuelle, même dans des cas où le Bureau du procureur a mentionné la perpétration de violences sexuelles dans l'acte d'accusation ou lorsque des organisations non gouvernementales ont fourni des renseignements indiquant que les accusés étaient responsables d'agressions sexuelles. Nous estimons par exemple que le BP devrait s'efforcer de porter des accusations de violences sexuelles entre autres dans les dossiers Kanyabashi, Ndayambaje, Ntezirayayo, Nsabimana et Renzaho.
L'évolution de l'affaire Cyangugu est elle aussi inquiétante. Le BP détient pourtant des preuves solides de violences sexuelles et s'est engagé publiquement à porter des accusations de viol, mais il ne l'a pas encore fait. Dans votre réponse à une demande d'autorisation d'intervenir à titre d'amicus curiae, en date du 8 mai 2001, vous déclariez votre intention d'inclure dès que possible de nouveaux chefs d'accusation relatifs à des viols à l'endroit des accusés Emmanuel Bagambiki et Damuel Imanishimwe. Près de deux ans ont passé, mais vous n'avez toujours pas rempli votre promesse et le procès touche à sa fin. Les victimes de viol que nous avons rencontrées à Cyangugu en janvier 2003 ressentent ce manquement comme une trahison. Alors que vous les avez fait venir pour témoigner des viols qu'elles ont subis en leur promettant qu'elles obtiendraient justice, votre inaction équivaut à un déni flagrant de justice.
- Le manque de volonté de consolider les éléments de preuve
- dans des dossiers où le Procureur avait déjà porté des accusations de viol, si bien que le BP risque de se voir dans l'obligation d'abandonner certains des chefs d'accusation de viol déjà retenus faute des compléments de preuve nécessaires, ou de devoir aller de l'avant sans le degré de preuve requis et risquer ainsi l'acquittement sur les chefs d'accusation relatifs à des viols. Si vous ne prenez aucune mesure pour réactiver votre unité d'enquêtes, il se peut que certains des arguments que vous présenterez n'aient pas gain de cause en cour.
- L'absence d'une stratégie de poursuites efficace et à long terme
- visant non seulement à faire en sorte que les décisions du TPIR reflètent l'ampleur des violences sexuelles perpétrées au Rwanda, mais aussi à élargir la définition des crimes de violence sexuelle pour qu'elle tienne compte des multiples formes de violence sexuelle infligées aux femmes rwandaises, en catégorisant par exemple l'esclavage sexuel (individuel ou collectif) ou le viol comme des formes de torture.
- Les capacités réduites de l'unité d'enquêtes
- en matière de recherche de preuves de violences sexuelles. Le manque d'intérêt manifesté par la division des enquêtes pour les crimes de violence sexuelle est un des obstacles majeurs au traitement efficace de ces crimes par le TPIR. Nous estimons en particulier que le démantèlement, en l'an 2000, de l'Équipe des agressions sexuelles instituée au sein de l'unité d'enquêtes du BP a coïncidé avec un déclin sensible des activités d'enquête et de recherche de preuves à ce chapitre. La direction de l'unité d'enquêtes semble avoir interprété le démantèlement de l'équipe comme un signal l'autorisant à moins se préoccuper de cette question. Nous déplorons en outre le fait que les enquêteurs ne reçoivent toujours pas de formation sur la méthodologie à suivre pour interviewer les victimes de viol, et que la majorité d'entre eux soient des hommes.
- L'absence de consentement éclairé des témoins.
- Les conversations que nous avons eues avec des victimes de viol qui ont déposé à titre de témoins à charge nous mènent à croire que l'équipe d'assistance aux témoins du BP les renseigne mal quand elle leur promet l'anonymat et la confidentialité. Le BP n'avise pas les témoins qu'en vertu des régles de procédure, leur nom peut être communiqué aux avocats de la défense. Dans plusieurs cas, l'anonymat de victimes de viol n'a pas été respecté, ce qui a eu de graves conséquences pour elles. À plusieurs reprises, des femmes ayant témoigné ont fait l'objet de menaces après que la défense ait divulgué leur nom et dans un cas, une femme a été abandonnée par son fiancé après que témoignagne ait été rendu public au Rwanda. Les femmes témoins sont très amères et très mcontentes de ces fausses promesses. Il est impératif que le BP veille à ce que les femmes qui témoignent puissent décider en toute connaissance de cause de le faire en sachant quels risques elles encourent, en particulier à cause de la stigmatisation sociale rattachée au viol.
- L'inaccessibilité des services de counselling post-traumatique
- L'équipe d'assistance aux témoins dispose d'une conseillère pour aider les témoins qui en auraient éventuellement besoin, mais il est pratiquement impossible pour les victimes de viol d'utiliser ce service de consultation. Il faut, pour y avoir accès, qu'un enquêteur en fasse la demande. Pour l'instant, il semble que la thérapeute serve uniquement à convaincre les personnes indécises de témoigner pour la poursuite devant le tribunal. Bon nombre de ces victimes ont vécu des atrocités sans nom et on leur demande de revivre ces épreuves lorsqu'elles témoignent. Elles doivent composer en outre avec des problèmes qui ont encore aggravé leurs souffrances, notamment le fait d'avoir contracté le virus du sida. L'accès sans restriction à ces services de counselling ne pourrait que leur être bénéfique.
Nous vous invitons par conséquent à prendre immédiatement des mesures pour que tous les crimes de violence sexuelle soient traités comme les autres crimes et fassent l'objet des enquêtes et des accusations qui s'imposent, y compris dans les affaires déjà en cours. Les crimes de violence contre les femmes doivent être traités avec le même sérieux que tous les autres crimes relevant de vos compétences. Le viol, l'esclavage sexuel, la torture et les mutilations sexuelles doivent être catégorisés, quand cela s'applique, comme des crimes contre l'humanité, des crimes de génocide ou des crimes de guerre et faire l'objet d'accusations en ce sens. Les enquêteurs du tribunal doivent, si nécessaire, chercher à recueillir des renseignements sur des actes de violence sexuelle qu'on aurait auparavant laissés de côté. Nous vous demandons d'intensifier vos efforts pour intégrer une approche sexospécifique dans le travail d'enquête et à réactiver l'Équipe des agressions sexuelles en y affectant des enquêtrices compétentes et expérimentées. Nous vous invitons instamment à prendre les mesures nécessaires pour que les femmes témoins soient systématiquement informées des risques qu'elles encourent en acceptant de témoigner devant le TPIR et pour qu'elles puissent donner leur consentement en toute connaissance de cause. Les victimes d'agression sexuelle doivent automatiquement avoir accès aux services de thérapie post-traumatique sur une base prolongée et avec un suivi.
Nous craignons qu'à moins que vous preniez immédiatement des mesures efficaces, les femmes rwandaises n'obtiennent pas justice devant ce tribunal international. Non seulement n'obtiendront-elles pas justice comme elles le méritent, mais si jamais se multiplient les acquittements sur les chefs d'accusation de viol (à l'exemple de ce qui s'est produit dans l'affaire Musema), le TPIR laissera dans l'histoire le souvenir d'un tribunal qui aura non seulement ignoré les crimes commis contre les femmes, mais aussi nié que ces crimes aient été perpétrés, ce qui constituerait incontestablement un grave déni de justice.
Nous vous invitons également à examiner les premières initiatives prises par le Tribunal spécial de l'ONU pour la Sierra Leone. Même s'il dispose de moyens bien inférieurs aux vôtres, le procureur David Crane a fait preuve de volonté politique et s'est donné une stratégie qui lui permet de porter des accusations pour différents crimes de violence sexuelle. Sous sa supervision, quelque 20 % des membres de son équipe sont chargés d'enquêter sur les agressions sexuelles, au nombre desquels figurent des enquêtrices compétentes et expérimentées. Au cours de sa brève existence, le tribunal spécial pour la Sierra Leone a déjà surpassé le TPIR en matière de justice pour les femmes.
Nous sommes toujours disposées à offrir à votre bureau toute l'aide que vous jugerez utile pour faire progresser ce dossier, ainsi qu'à poursuivre ce dialogue avec vous.
Sincèrement,
Pour la Coalition :
Ariane Brunet
Coordonnatrice, Droits des femmes
Droits et Démocratie
Tribunal pénal international pour le Rwanda
http://www.ictr.org (site officiel)