Coalition pour les droits des femmes en situation de conflits

La protection des témoins, les femmes et le TPIR 

Rapport préparé par Connie Walsh, à la suite de sa mission d'enquête au Rwanda, en juin et juillet 1997, pour le compte du Centre for Constitutional Rights (CCR), de Droits et Démocratie, de l' International Women's Human Rights Law Clinic (IWHR) et de MADRE

I. Assassinats et intimidation de témoins et de personnes qui collaborent avec le Tribunal pénal international pour le Rwanda

1. Au moins un témoin a été tué après avoir témoigné devant le TPIR à Arusha, en Tanzanie. La victime était une femme Hutu qui avait témoigné contre Jean-Paul Akayesu. Elle a été tuée le 5 janvier 1997 avec son époux, quatre de leurs enfants et trois autres enfants qui se trouvaient à son domicile au moment de l'agression. 1

2. En septembre 1996, le TPIR a estimé que 10 personnes qui avaient accepté de témoigner avaient été assassinées avant même d'avoir pu le faire. 2

3. De nombreux autres survivants du génocide qui devaient témoigner devant le TPIR ont été tués au Rwanda avant d'avoir pu se rendre à Arusha. Le 23 décembre 1996, Emmanuel Rudasingwa et 10 autres personnes et une autre personne grièvement blessée dans la cellule de Kazirabondi, secteur de Karangara, commune de Taba, préfecture de Gitarama. 3 Rudasingwa, la principale victime, avait livré son témoignage aux enquêteurs du TPIR et il devait témoigner à Arusha en janvier 1997. 4

4. On a de bonnes raisons de penser que sa mort, n'est pas étrangère aux contacts qu'il a eut avec le personnel du TPIR. En effet, les enquêteurs du Tribunal ont rendu visite à Rudasignwa à plusieurs reprises à son magasin, et sont arrivés dans des voitures portant le sigle des Nations Unies, ce qui a fait de lui une cible facile. 5 Godelieve Mukasarasi, la veuve de Rudasignwa a déclaré : "On ne pouvait pas ne pas les voir (les enquêteurs du TPIR). Tout le monde savait qu'Emmanuel était en train de parler parce qu'ils voyaient la grosse voiture devant la porte". 6 Elle a également raconté que son époux avait mentionné aux enquêteurs du TPIR que tous deux se sentaient en danger et qu'ils leur avait demandé de l'aide. Ces derniers lui ont conseillé de leur téléphoner en cas d'agression et ce, même si le téléphone le plus proche se trouvait à plus de 30 km de leur domicile. 7 Mukasarasi a attribué l'attaque à des Hutus, ayant participé au génocide, et qui étaient récemment rentrés de, Tanzanie et du Zaïre, ou ils s'étaient exilés. 8

5. D'autres personnes ayant témoigné ont également fait l'objet de harcèlement et de manoeuvres d'intimidation une fois rentrés au Rwanda. Une femme qui avait témoigné a du fuir son domicile de peur d'être tuée. "Lorsque je suis rentrée d'Arusha, a-t-elle racontée lors d'une entrevue, tout le monde savait que j'avais témoigné. Dans l'entourage, on m'avait surnommée "Mme Arusha". Peu après mon retour, j'ai été chassée de la maison que je louais à Kigali. Le propriétaire m'a demandé de partir parce que j'avais témoigné à Arusha. Le soir, les gens venaient lancer des pierres sur ma maison. J'avais peur". 9

6. "Madame Arusha" a demandé de l'assistance d'une association de survivants qui, l'a aidée à entrer en contact avec le personnel du Tribunal à Kigali. On lui a trouvé une autre maison, mais elle vit dans la peur : " J'ai raconté au personnel du TPIR les problèmes que j'ai eus à mon retour d'Arusha. Je leur ai dit aussi que j'avais été expulsée de la maison que je louais. Ils m'ont donné 100 dollars américains (30 000 francs rwandais) et m'ont dit qu'ils me trouveraient du travail. J'ai utilisé l'argent pour louer un logement dans un autre quartier de Kigali, où un soldat m'avait dit que j'étais en sécurité. J'ai pu payer trois mois de loyer avec l'argent que j'avais reçu. On m'avait trouvé un emploi de peintre, et il aurait fallu que je travaille en hauteur. Les frais de transport pour me rendre au travail auraient grugé une bonne partie de ma paie. C'est pourquoi je n'ai pas accepté cet emploi. Je n'ai pas de source de revenus." 10

7. Une fois les trois mois passés, je ne pouvais payer le loyer de la maison où j'avais emménagé. J'ai dû partir. En ce moment, j'habite une maison encore en construction dans un autre quartier de Kigali; la maison est en très mauvais état et parfois l'eau y pénètre. J'ai parlé au personnel du TPIR de mes inquiétudes quant à ma sécurité, mais rien n'a été fait à cet égard. Depuis mon retour d'Arusha, ma vie a été particulièrement difficile. J'ai été expulsée de la maison que je louais. Le petit commerce que j'y tenais me permettait de gagner ma vie, mais ce n'est maintenant plus possible. Je ne peux survivre. J'ai l'impression que le TPIR ne fait que nous créer des problèmes pour rien". 11

8. En juin 1996, dans la commune de Taba, une femme s'est fait menacer de mort si allait témoigner à Arusha devant le TPIR. Elle avait auparavant fourni des renseignements aux enquêteurs du tribunal sur Jean-Paul Akayesu, l'ex-bourgmestre de Taba. En outre, les membres de sa famille, qui étaient aussi des survivants du génocide, ont fait l'objet de manoeuvres d'intimidation et ont décidé de ne pas témoigner. 12

9. Un avocat qui travaille dans une organisation non gouvernemental (ONG) au Kenya, a raconté qu'une réfugiée rwandaise était venue demander de l'assistance et du soutien à cause du harcèlement et des menaces constantes dont elle faisait l'objet parce qu'elle avait collaboré avec le TPIR. Elle a dit à l'avocat qu'elle avait été violée durant le génocide et qu'elle était terrorisée par des menaces de viol dirigées contre elle et sa fille. Elle s'est rendue en désespoir de cause dans les locaux de l'ONG en question, car elle n'avait nulle part où aller. Mais l'organisme ne disposait pas des ressources nécessaires pour lui venir en aide. 13

10. Le fait que les survivants du génocide en général aient fait et fassent l'objet d'agressions constantes et de plus en plus fréquentes accentue les risques qu'encourent les personnes qui collaborent avec le TPI ou qui osent témoigner devant le Tribunal.

11. Le Haut Commissaire aux droits de l'homme des Nations Unies, Opérations sur le terrain au Rwanda (HCDH) 14 et l'organisme African Rights 15 ont largement documenté les assassinats et les pratiques d'intimidation dirigés contre les survivants du génocide et les personnes qui leur sont associées (comme les membres de leurs familles).

Au cours des mois de janvier et février 1997, le HCDH a rapporté que 62 survivants du génocide ou des personnes associées avaient été assassinées. 16 Entre janvier et décembre 1996, il faisait état de 227 assassinats de survivants du génocide ou de personnes associées, de 56 blessés et de 7 personnes disparues. 17 Dans la plupart des cas, ce sont des membres des anciennes forces armées rwandaises, des miliciens Interahamwe opposants à l'actuel gouvernement du Rwanda qui ont perpétrés ces agressions . 18

12. Le fait qu'il circule une liste noire de survivants adultes des actes de génocide perpétrés dans la commune de Taba est extrêmement préoccupant. En août 1996, au moins trois survivants du génocide ont reçu des lettres de menaces de mort attribuées à des miliciens Interahamwe de la commune de Taba. 19 Dans une de ces lettres figurerait une liste de tous les survivants adultes du génocide habitant dans le secteur. 20

13. Dans de nombreux cas, les survivants du génocide, dont environ 2000 des préfectures de Gitarama et de Kibuye, ont déménagés pour des raisons de sécurité, abandonnant des endroits isolés pour aller vers les centres, souvent à proximité de bureaux communaux et/ou de cantonnements de l'APR. 21

14. Le flux constant de réfugiés qui rentrent engendre des problèmes d'insécurité dans le pays. Dans la préfecture de Ruhengeri, la détérioration de la situation des droits humains est particulièrement préoccupante. Malgré l'embargo sur le commerce des armes imposé par le Conseil de sécurité des Nation Unies dans la région, les attaques perpétrées par les milices armées se sont multipliées dans cette préfecture. 22 Les opérations militaires menées par l'APR en réponse à ces attaques ont entraîné la mort d'au moins 2022 personnes aux mois de mai et juin dans la préfecture de Ruhengeri. 23 Parmi les attaques menées par les milices, il faut mentionner deux raids contre des édifices communaux au cours desquels tous les prisonniers de ces deux centres de détention ont été libérés. 24

II. Les associations de femmes, les survivantes et le TPIR

15. La communauté des groupes de femmes rwandaises, remarquablement bien organisée, est composée de survivantes du génocide, qui sont souvent des veuves et des survivantes de violence sexuelle. En outre, il faut mentionner que la majorité des survivants du génocide sont des femmes et qu'elles sont souvent les seules qui peuvent fournir des renseignements et témoigner. Si au départ, ces groupes se sont montrés disposés à collaborer de diverses façons avec le Tribunal, les relations entre ces organismes et le TPIR ont été gravement compromises par une série de facteurs combinés, à savoir le manque de respect manifesté lors des contacts et des enquêtes, les problèmes d'accessibilité, l'absence de transparence et de suivi. En outre, parce qu'on n'a pas pris aucune mesure pour assurer une certaine continuité et pallier aux changements constants de personnel au sein du TPIR ont été gravement compromises par une série de facteurs combinés, à savoir le manque de respect manifesté lors des contacts et des enquêtes, les problèmes d'accessibilité, l'absence de transparence et de suivi. En outre, parce qu'on n'a pris aucune mesure pour assurer une certaine continuité et pallier aux changements constants de personnel au sein du TPIR, les femmes rwandaises ne savent plus qui contacter au Tribunal.

16. Même si, au sein du TPIR, on est très souvent persuadé du contraire, les femmes veulent parler de ce qui leur est arrivé, y compris de la violence sexuelle qui leur a été infligée. "Avant la guerre, raconte une dirigeante d'une association de femmes, les femmes étaient violées et gardaient le silence. Au cours de la guerre, le viol s'est répandu à un point tel que c'est maintenant une expérience partagée par énormément de femmes. C'est pourquoi il est aujourd'hui plus facile pour les femmes de parler d'agressions sexuelle." 25

17. "Avant (le génocide) , c'était un tabou de parler de parler de ça ( de viol et de violence sexuelle)...Maintenant que la guerre est finie, tout le monde sait ce que s'est passé" ajoute-t-elle. Une autre militante a déclaré que les femmes qui avaient été soumises à l'esclavage sexuel n'estiment pas que leurs agresseurs leur ont sauvé leur vie. 26 et que si elles ne viennent pas poser plainte c'est qu'il s'agit pour elles d'une question de dignité. 27

18. Les enquêtes menées par le TPIR sur les viols et les actes de violence sexuelle ont été menées de façon illogique et non professionnelle. Même si on sait qu'en général, les femmes vont plus volontiers parler (si elles décident de le faire) de violence sexuelle avec des femmes, ce somt souvent des hommes que le TPIR envoie pour recueillir leur témoignage. À titre d'exemple, on n'a jamais demandé à une femme qui a témoigné lors du procès d'Akayesu sur la violence subie par sa famille et l'assassinat de son mari, de parler des actes de violence sexuelle perpétrés à Kigali. Le sujet a été abordé pour la première fois par le procureur, après son arrivée à Arusha. Elle ne lui a rien dit, même si elle-même et sa fille avaient été violées durant le génocide. Elle ne se sentait pas à l'aise de parler du viol qu'elle avait subi parce qu'elle s'adressait à un homme. 28 L'organisme Human Rights Watch a conclu dans son rapport intitulé Shattered Lives: Sexual Violence during the Rwandan Genocide and its Aftermath, que "même si les enquêteurs du Tribunal essaient de documenter les cas de viols, ils utilisent des techniques d'entrevue inappropriées et s'avèrent incapables de mettre les femmes en confiance, d'obtenir des témoignages et d'assurer leur protection contre d'éventuelles représailles.". 29

19. Une autre femme interviewée a révélé une autre faille dans l'approche du Tribunal, qu'il s'agisse d'une erreur involontaire ou non. Cette survivante du génocide avait trop peur de retourner à Taba et, a donc déménagé à Kigali. Cependant, lorsque le bourgmestre de Taba l'a convoquée, elle a jugé qu'elle n'avait pas d'autres choix que d'obtempérer à Taba malgré ses craintes. 30 Apparemment, le Tribunal avait contacté le bourgmestre pour lui demander de parler à des témoins potentiels. Même si le Tribunal est tenu de travailler avec les administrations locales, il ne devait pas autoriser que les témoins soient cités à comparaître par de telles instances, ce qui leur enlève le choix de collaborer ou non et peut mettre leur vie en danger.

20. On ne soulignera jamais assez à quel point il est important de contacter les femmes par l'entremise des diverses associations. Comme l'a constaté le Haut Commissariat pour les réfugié : "les femmes rwandaises ne parlent pas à moins qu'elles aient confiance en leur interlocuteur, qui en retour doit clairement énoncer que son objectif est de recueillir des témoignages". 31 Cet aspect est aussi mis en relief par Human Rights Watch : "Dans le contexte de la réalité rwandaise, il est essentiel que les femmes soient approchées par un interlocuteur en qui elles ont confiance, par exemple une personne de leur communauté ou appartenant à un groupe de femmes qu'elles connaissent. Les femmes rwandaises ont aussi mentionné qu'elles se sentent plus à l'aise de donner leurs témoignage à des femmes enquêteuses et à des femmes interprètes lorsque nécessaire et ce à cause de la stigmatisation qui frappe les victimes du viol ". 32 Il faut que les enquêteurs du TPIR, s'attaquent de toute urgence à ce problème, vu la méfiance et la déception exprimées par les femmes survivantes et les associations de femmes qui ont eu affaire avec le Tribunal.

21. Celles qui se présentent directement à Arusha pour témoigner ne bénéficient pas de soutien qui leur faudrait. Une femme qui a témoigné à Arusha a déclaré : "Les hommes qui m'ont violée ont aussi violé ma fille. Lorsque vous voyez un homme sur votre fille, puis le même sur vous, c'est quelque chose d'horrible. C'est si douloureux de raconter cette histoire. J'ai beaucoup de problèmes psychologiques. À Arusha, il n'y avait pas de thérapeutes à qui m'adresser.". 33

22. De plus, lorsque le TPIR avait réussi à établir des contacts qui auraient pu être fructueux, il n'y a pas eu de suivi. Le cas de Trocaire, en est un exemple : cette ONG irlandaise, a mis sur pied le seul programme d'aide spécialisée à l'intention des femmes rwandaises. Le personnel du TPIR a approché Trocaire vers le milieu de l'année 1996 pour savoir si une des ses intervenantes accepterait de témoigner à titre de témoin expert à Arusha, afin d'aider le Tribunal à mieux comprendre quel impact la violence a eu sur les femmes rwandaises. Une conseillère devait se rendre à Arusha à la fin 1996, mais du fait le TPIR n'a jamais recontacté l'ONG par la suite, aucune intervenante de Trocaire n'est allée témoigner. Au mois d'août, le TPIR n'avait toujours pas rejoint Trocaire. 34

23. Les renseignements fournis par l'une des femmes ayant témoigné à Arusha montrent que le manque de suivi ne concerne pas seulement la protection des témoins, mais aussi l'information relative au procès : "Je suis allée à Arusha pour apporter ma contribution et faire condamner Akayesu, a t-elle déclaré. Depuis mon retour, les choses n'ont fait qu'empirer pour moi et pour ma famille. Tout ce que j'entends, c'est que le procès d'Akayesu a été ajourné. Je suis allée témoigner contre lui en raison de tous les crimes qu'il a commis contre ma famille, mais même aujourd'hui, je n'ai aucune nouvelle de ce qui se passe au procès. Je ne sais pas s'il a été reconnu coupable ou non". 35

24. Au mois d'août, l'Equipe des agressions sexuelles (EAS) du TPIR s'est rendue à une réunion d'une association locale de femmes, mais les femmes ont refusé de collaborer avec elle. A cause du manque d'interprètes, le EAS est arrivée à la réunion sans interprète a dû compter sur l'une des coordinatrices de l'association pour la traduction. Les membres de l'Equipe ont demandé aux femmes si certaines pouvaient nommer ceux qui avaient commis des actes de genocide et des viols. Exprimant le sentiment général, une femme a répondu qu'elles ne coopéreraient pas avec le TPIR parce qu'il y a jamais de suivi. Selon les femmes présentes à la réunion, ce n'était pas la première fois que des membres du personnel du TPIR venaient parler avec elles. Lors de l'une de leurs premières visites, ils avaient laissé l'adresse du Tribunal à Kigali, et dit aux femmes que celles qui étaient disposées à collaborer pouvaient venir à leurs bureaux. Une femme a répondu qu'il leur serait impossible de s'y rendre parce que les bureaux du Tribunal sont situés à Remera, qu'il y a des frais de transport et qu'il est difficile de pénétrer dans l'an ceinte du TPIR. 36

25. Pour les femmes le TPIR est généralement aussi inaccessible qu'inhospitalier. Il est pratiquement impossible de téléphoner au Tribunal, et les déplacements sont longs et coûteux. Les gardes de sécurité ne parlent souvent que l'anglais et peuvent se montrer très irrespectueux à l'endroit des visiteurs qui se rendent au Tribunal. Ceux-ci doivent attendre à la porte jusqu'à ce qu'un membre du personnel du TPIR vienne les accompagner à l'intérieur de l'édifice. Il y a un téléphone à la porte qu'on peut utiliser pour prévenir le personnel du TPIR de la présence d'un visiteur. Très souvent, les personnes concernées ne se trouvent pas à leurs bureaux ou le visiteur ne connaît pas le numéro du poste de l'employé avec qui il a un rendez-vous. Une femme rwandaise qui voulait rencontrer un membre du personnel du Tribunal s'est vu ordonner d'attendre dans la boue. Le personnel du TPIR reconnaît lui même qu'il est inutile d'essayer de le contacter quand on veut lui fournir des renseignements : "Il n'y a jamais personne qui se présente simplement au Tribunal pour parler au personnel et lui fournir des renseignements", a confié un membre du personnel. 37

26. La majorité des associations de femmes critiquent sévèrement le travail du TPIR et la plupart d'entre elles n'ont que rarement- quand elles en ont- des contacts avec le Tribunal."Ils s'ont coupés de la population rwandaise", a déclaré une responsable d'une association de femmes. 38 Une autre militante a ajouté : "Nous ne savons pas ce qu'ils font. On dirait que le Tribunal ne travaille pas pour le Rwanda. Ces gens ne montrent aucun intérêt à travailler avec des groupes locaux. Ils ne veulent travailler avec personne ni nous informer de leurs activités". 39 D'après elle, de nombreuses femmes de l'association où elle travaille pensent que le Tribunal "ne fait que reporter les procès jusqu'à ce que les gens aient oublié". 40 Ce manque de transparence a généré chez les femmes amertume et méfiance. Les survivantes veulent être informés et savoir ce que fait le Tribunal.

27. Le manque de suivi auprès des associations de femmes, l'apparent mur de silence qui entoure les travaux du Tribunal, un système de soutien inadéquat pour ceux qui témoignent, la façon dont les enquêteurs entrent en contact avec les témoins potentiels ont nui le travail du TPIR. Même si le personnel du Bureau du Procureur reconnaît l'existence de ces problèmes, il n'a pas fait grand chose pour y remédier.

28. Il est d'une importance cruciale pour le TPIR avec les femmes survivantes et les associations de femmes, s'il veut être en mesure d'enquêter en profondeur sur les crimes. C'est une activité qui ne peut se faire sur une base ponctuelle. Pour parvenir à établir de bons contacts il faut non seulement être à l'écoute des besoins des femmes mais également assurer un suivi constant. De plus, les organisations de femmes constituent une source potentielle d'idées et de soutien pour protéger les témoins à toutes les étapes du processus. Même si le TPIR ne peut déléguer ses responsabilités à la communauté des ONG, il doit cependant s'employer à développer ces liens afin de remplir son mandat sans mettre en péril la vie ou le bien-être des personnes qui collaborent avec lui.


Notes

1. Associated Press, Rwanda Tribunal Witness Killed, Montreal Gazette, 18 janvier 1997, disponible en 1997 WL4606288; Softline Info., Hutus Begin New Wave of Terror in Rwanda: Killing of Three Europeans Renews World Concern Over Plight of Rwanda, The Weekly Journal, 4 février 1997, disponible en 1997 WL 11764321. Retour

2. Andrew Purvis, Dead Witnesses Tell No Tales. Rwandan Genocide Survivors are the Latest Targets of Hutu Killer Gangs, Time International, 23 septembre 1996, disponible en 1996 WL 10668845. Retour

3. Haut Commissaire aux Droits de l'homme des Nations Unies (HCDH), Opérations sur le terrain au Rwanda, Selected Case Summaries, 1996, section 76. Retour

4. Lawyers Committee for Human Rights, Prosecuting Genocide in Rwanda. The ICTR and National Trials, 19 juillet 1997, Déclaration de "A", dans la section 6 (documentation archivée chez MADRE, New York, États-Unis). Retour

5. Haut Commissaire aux Droits de l'homme des Nations Unies (HCDH), Opérations sur le terrain au Rwanda. Killings and Other attacks Against Genocide Survivors and Persons Associated With Them From January Through December 1996, 5, HRFOR / STRPT / 31 / 1 / 24, janvier 1997 / E; Douglass W. Cassel, Jr. Witness Genocide in Rwanda, Chicago Daily Law Bulletin, 8 avril, 1997, disponible en 1997 WL ; Chris McGreal, Witnesses Afraid to Speak, Survivor of Rwandan Genocide Due to Testify in Court Accuse Tribunal of Failing to Protect Them, The Guardian, 21 janvier 1997, disponible en 1997 WL 23 62196; Lawyers Committee for Human Rights, Prosecuting Genocide in Rwanda; The ICTR and the National Trials, 19-20 juillet, 1997. Retour

6. Chris McGreal, Witnesses Afraid to Speak, Survivor of Rwandan Genocide Due to Testify in Court Accuse Tribunal of Failing to Protect Them, The Guardian, 21 janvier 1997, disponible en 1997 WL 23 62196; Retour

7. Id. Douglass .W. Cassel, Jr., Witnesses Genocide in Rwanda, Chicago Daily Law Bulletin, 8 avril, 1997, disponible en 1997 WL. Retour

8. Lawyers Committee for Human Rights, Prosecuting Genocide in Rwanda. The ICTR and the National Trials, 19-20 juillet 1997.Retour

9. Déclaration de "A" dans la section 11 (documentation archivée chez MADRE, New York, États-Unis). Retour

10. Id., section 12. Retour

11. Id., sections 12, 14 - 15. Retour

12. Haut Commissaire aux Droits de l'homme des Nations Unies(HCDH), Opérations sur le Terrain au Rwanda, Killings and Other Attacks Against Genocide Survivors and Persons Associated With Them From January Through December 1996, 5, HRFOR / STRPT / 31 / 1 / 24, janvier 1997/E. Retour

13. L'entrevue de Rhonda Copelon et Mary Marrow à New York, États-Unis (août 1997). Retour

14. Voir Haut Commissaire aux droits de l'homme, note 12. Retour

15. Voir African Rights, Rwanda. Killing the Evidence: Murder, Attacks, Arrests and Intimidation of Survivors and Witnesses (1996). Retour

16. Mémorandum du Haut Commissaire aux Droits de l'homme, Opérations sur le terrain au Rwanda, Killings and other attacks Against Genocide Survivors and Persons Associated With Them 1996 (avril 1997). Retour

17. Haut Commissaire aux droits de l'homme, note 12, à 1. Retour

18. Id., à 3. Retour

19. Id., à 6. Retour

20. Id. Retour

21. Id. Retour

22. Haut Commissaire aux droits d'homme des Nations Unies, Opérations sur le terrain au Rwanda, Deterioration of the Security and Human Rights Situation in Ruhengeri Prefecture, Including Killings of Civilians During Military Operations, mai-juin 1997, section 30, HRFOR/STRPT 7 / 1 / 53, août 1997 / E. Retour

23. Id., section 1. Retour

24. Id., sections 18 - 19. Retour

25. Entretien réalisé par l'auteure à Kigali, Rwanda ( 26 juin 1997). Retour

26. Id. Retour

27. Id. Retour

28. Déclaration de "A", note 9, à la section 8. Retour

29 Human Rights Watch et Fédération Internationale des Ligues des Droits de l'Homme. Shattered Lives  : Sexual Violence during the Rwandan Genocide and its Aftermath, septembre 1996. Retour

30. Déclaration de "A", note 9, à la section 3. Retour

31. Marciela Daniel, Coordonnatrice des services du HCR., Report on Assignment to Rwanda, 3, 12 juin au 24 juillet, 1995. Retour

32. Human Rights Watch et Fédération Internationale des Ligues des Droits de l'Homme, note 29, à 95. Retour

33. Déclaration de "A", note 9, à la section 9. Retour

34. Entretiens réalisés par l'auteure à Kigali, Rwanda (juin et juillet 1997). Retour

35. Déclaration de "A", note 3 à la section 17. Retour

36. Entretien réalisé par l'auteure à Kigali, Rwanda (8 août 1997). Retour

37. Entretien réalisé par l'auteure avec le personnel du TPIR à Kigali, Rwanda (juin 1997). Retour

38. Entretien réalisé par l'auteure à Kigali, Rwanda (le 19 juin, 1997). Retour

39. Entretien réalisé par l'auteure à Kigali, Rwanda (le 15 juillet, 1997). Retour

40. Entretien réalisé par l'auteure à Kigali, Rwanda (le 25 juin, 1997). Retour


Référence
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME

Affaire Aydin c. Turquie

(57/1996/676/866)

STRASBOURG
25 septembre 1997

EXTRAITS SUR LE VIOL EN TANT QUE TORTURE :

L'intéressée allègue qu'à son arrivée à la gendarmerie, elle fut séparée de son père et de sa belle-soeur. A un moment donné, elle fut conduite à l'étage dans une pièce qu'elle dénomma ultérieurement la « chambre de torture ». Elle y fut dévêtue, placée dans un pneu de voiture que l'on fit tourner longuement. Elle fut frappée et arrosée avec de puissants jets d'eau froide. Plus tard, on la conduisit dans une salle d'interrogatoire, vêtue mais les yeux bandés. La porte fermée à clé, un individu en uniforme militaire lui arracha ses vêtements, la renversa sur le dos et la viola. Lorsqu'il la relâcha, elle ressentait de vives douleurs et était couverte de sang. On lui ordonna de se rhabiller et on la conduisit dans une autre pièce. Selon la requérante, on la ramena ensuite dans la pièce où elle avait été violée. Elle fut frappée pendant une heure environ par plusieurs personnes qui l'avertirent qu'elle ne devait parler à personne de ce qu'elle avait subi.

...

a - La requérante

74. L'intéressée soutient que le viol et les mauvais traitements qu'elle a subis donnent lieu à des atteintes distinctes à l'article 3 de la Convention devant toutes deux être qualifiées de torture. L'article 3 est ainsi libellé  : « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

75. La requérante était âgée de dix-sept ans à l'époque des faits. Elle resta les yeux bandés, isolée de son père et sa belle-s?ur, pendant toute la durée de sa détention. Elle subit alors l'humiliation d'un viol et ressent encore les conséquences psychologiques d'un tel acte de torture.

De plus, des inconnus lui arrachèrent ses vêtements, l'interrogèrent, la rouèrent de coups, la menacèrent et la violentèrent. On l'obligea à entrer dans un pneu que l'on fit tourner et on l'arrosa avec de puissants jets d'eau glacée. Compte tenu de son sexe, de son âge et de sa vulnérabilité, elle demande à la Cour de dire que les souffrances physiques et l'humiliation sexuelle calculées et délibérées dont elle a été victime présentaient un tel degré de gravité qu'elles constituent un acte de torture supplémentaire.

76. Selon elle, enfin, le fait que les autorités n'aient pas procédé à une enquête effective sur sa plainte pour torture représente en soi une violation de l'article 3 de la Convention.

...

b - Le Gouvernement

77. Le Gouvernement affirme que ces allégations ne sont pas prouvées (paragraphe 65 ci-dessus).

c - La Commission

78. La Commission conclut que les mauvais traitements qui ont été délibérément infligés à la requérante lorsqu'elle a été frappée, placée dans un pneu et arrosée de jets d'eau, ainsi que l'humiliation de se voir arracher ses vêtements, tombent sans doute aucun dans le champ d'application de l'article 3. La Commission estime également que le viol commis sur un détenu par un agent de l'Etat ou un représentant de l'autorité doit être considéré comme un traitement ou une peine revêtant une extrême gravité. Pareille infraction touche la victime au c?ur même de son intégrité physique et morale et ne peut qu'être qualifiée de forme particulièrement cruelle de mauvais traitement entraînant de très grandes souffrances physiques et morales.

79. La Commission constate que la requérante a été victime de tortures infligées par des agents de l'Etat, au mépris de l'article 3.

2. Appréciation de la Cour

80. La Cour rappelle avoir accepté les faits établis par la Commission, à savoir que la requérante a été placée en détention par les forces de sécurité puis violée et soumise à diverses formes de mauvais traitements pendant sa garde à vue (paragraphe 73 ci-dessus).

81. Comme elle l'a relevé à de nombreuses reprises, l'article 3 de la Convention consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques et, à ce titre, prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. L'article 3 ne prévoit aucune exception à cette valeur fondamentale et, d'après l'article 15, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation ou de soupçon - aussi bien fondé soit-il - de terrorisme ou autre activité répréhensible pesant sur une personne (voir par exemple l'arrêt Aksoy précité, p. ..., § 62).

82. Pour déterminer s'il y a lieu de qualifier de torture une forme particulière de mauvais traitement, il faut tenir compte de la distinction que comporte l'article 3 entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dégradants. Il apparaît que cette distinction a été incluse dans la Convention pour marquer de l'infamie spéciale de la « torture » les seuls traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances (arrêt Irlande c. Royaume-Uni précité, p. 66, § 167).

83. Pendant sa détention, la requérante fut violée par un individu dont l'identité n'a pas encore été établie. Le viol d'un détenu par un agent de l'Etat doit être considéré comme une forme particulièrement grave et odieuse de mauvais traitement, compte tenu de la facilité avec laquelle l'agresseur peut abuser de la vulnérabilité de sa victime et de sa fragilité. En outre, le viol laisse chez la victime des blessures psychologiques profondes qui ne s'effacent pas aussi rapidement que pour d'autres formes de violence physique et mentale. La requérante a également subi la vive douleur physique que provoque une pénétration par la force, ce qui n'a pu manquer d'engendrer en elle le sentiment d'avoir été avilie et violée sur les plans tant physique qu'émotionnel.

84. Pendant sa garde à vue à la gendarmerie de Derik, des membres des forces de sécurité ont aussi soumis la requérante à une série d'expériences particulièrement terrifiantes et humiliantes, eu égard à son sexe, à sa jeunesse et aux circonstances dans lesquelles elle a été détenue. Elle est restée en garde à vue pendant trois jours, apeurée et désorientée par le bandeau qui lui couvrait les yeux, dans un état permanent de douleur physique et d'angoisse provoquées par les coups accompagnant les séances d'interrogatoire et l'incertitude sur son sort. On la montra aussi nue, dans des circonstances humiliantes, ce qui ne pouvait qu'accentuer son sentiment de vulnérabilité, et elle fut même arrosée de violents jets d'eau alors qu'on la faisait tourner dans un pneu.

85. La requérante et sa famille doivent avoir été emmenées de leur village et conduites à la gendarmerie de Derik dans un but précis, qui ne peut s'expliquer que par la situation régnant dans la région en matière de sécurité (paragraphe 14 ci-dessus) et le besoin des forces de sécurité d'obtenir des informations. Les souffrances infligées à la requérante au cours de sa détention doivent être considérées comme destinées à atteindre ces objectifs ou des buts apparentés.

86. Dans ces conditions, la Cour est convaincue que l'ensemble des actes de violence physique et mentale commis sur la personne de la requérante et celui de viol, qui revêt un caractère particulièrement cruel, sont constitutifs de tortures interdites par l'article 3 de la Convention. La Cour serait d'ailleurs parvenue à la même conclusion pour chacun de ces motifs pris séparément.

87. En conclusion, il y a eu violation de l'article 3 de la Convention.

88. Quant au grief de la requérante selon lequel le fait que les autorités n'aient pas conduit d'enquête efficace sur les traitements qu'elle a subis pendant sa garde à vue emporte une violation distincte de l'article 3 (paragraphe 76 ci-dessus), la Cour considère qu'il convient de l'examiner sous l'angle des articles 6 et 13 de la Convention.

Tribunal pénal international pour le Rwanda
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