Coalition pour les droits des femmes en situation de conflits

Le traitement des crimes contre les femmes par le Tribunal pénal international pour le Rwanda

Par Betty Murungi,
avocate de la Haute Cour du Kenya et avocate conseil auprès de la Coalition pour les droits des femmes en situation de conflits

Introduction

Le génocide perpétré au Rwanda en 1994 a attiré l'attention sur l'ampleur des crimes perpétrés à l'endroit des femmes et en particulier celles qui appartiennent au groupe visé par les auteurs de génocide. Les atrocités et violences sexuelles ont fait l'objet de nombreuses recherches et sont maintenant largement connues (1).

Le procès Akayesu

Avec la cause le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, c'était la première fois qu'un tribunal international se prononçait sur le crime de génocide (2) et sur le viol en tant qu'acte constitutif de génocide. Le verdict a été rendu le 2 septembre 1998. Au moment du génocide, Jean-Paul Akayesu occupait les fonctions de bourgmestre de la commune de Taba, située dans le centre du Rwanda. Il a été traduit devant le TPIR sur des accusations de génocide et de crimes contre l'humanité. Au départ, les allégations de violences sexuelles ne figuraient pas dans l'acte d'accusation, mais à la lumière de ce que des témoins ont révélé de façon spontanée et en réponse aux questions posées par les juges Laïty Kama, Nivanethem Pillay et Lennart Aspegren, des accusations relatives à des crimes de violence sexuelle ont été portées après modification de l'acte d'accusation sur requête du Procureur, le 17 juin 1997.

Les juges qui présidaient au procès Akayesu possédaient une large expérience en matière de violence et de discrimination sexuelles et savaient qu'il était important de ne pas reproduire la discrimination exercée à l'endroit des femmes dans l'administration de la justice internationale. Ils ont pu indiquer au Procureur lors du procès qu'il convenait peut-être de porter des accusations en regard des témoignages déposés et des précisions apportées par les témoins à la suite de leurs propres questions, détails que les questions des procureurs n'avaient pas permis de révéler. L'interventionnisme judiciaire de la Cour a été indéniable. L'inculpé a finalement été accusé de viol après modification de l'acte d'accusation. Voici en quels termes la Chambre a expliqué cette mesure :

Le 17 juin 1997, l'Acte d'accusation a été amendé à l'effet d'y inclure des allégations de violences sexuelles et des charges supplémentaires contre l'Accusé en vertu des articles 3(g),et 3(i) et 4(2) du Statut du TPIR. En présentant cette modification, le Procureur a déclaré que la déposition du témoin H l'a motivé à rouvrir les enquêtes sur les violences sexuelles à l'occasion des évènements qui avaient eu lieu à Taba au Bureau communal. L'Accusation a déclaré que les éléments de preuve dont elle disposait précédemment ne suffisaient pas impliquer l'Accusé dans les actes de violence sexuelle et a reconnu que cette absence de preuve pouvait s'expliquer par le sentiment de honte suscitée par les actes de violence sexuelle ainsi que l'insensibilité qui caractérise les enquêtes sur les actes de violence sexuelle. La Chambre relève que dans sa plaidoirie, la Défense s'était demandé si la modification de l'Acte d'accusation n'avait pas été dictée par la pression exercée par l'opinion publique dans le sens de la poursuite des violences sexuelles. La Chambre croit comprendre que la modification de l'Acte d'accusation résultait des dépositions faites spontanément à l'audience par les témoins J et H sur les violences sexuelles , et de l'enquête qui s'en est suivie et non d'une pression de la part du public. Néanmoins, la Chambre note que l'intérêt que les organisations non gouvernementales portent à cette question, et qui, à ses yeux témoigne de la préoccupation qu'inspire à l'opinion publique le fait que les viols et autres formes de violences sexuelles sont traditionnellement exclus du champ des enquêtes sur les crimes de guerre et de leur poursuite. L'enquête sur les violences sexuelles et la présentation des éléments de preuve y relatives servent l'intérêt de la justice.

Par cette décision, la Chambre a clairement énoncé la nécessité de mettre fin à l'impunité entourant les crimes de violence sexuelle. Elle affirme sans équivoque que ces crimes sont aussi graves que les autres crimes relevant de la compétence du TPIR. Les pressions exercées auprès du bureau du procureur et l'intervention à titre d'amicus curiae de la Coalition pour les droits des femmes en situation de conflit n'ont donc pas été vaines. Après cette décision capitale concernant la modification de l'acte d'accusation, on pouvait espérer que les actes d'accusation dressés contre les personnes soupçonnées d'avoir commis de tels crimes, incluent automatiquement des chefs d'accusation de viol et de violences sexuelles. Vu que dans son jugement, la cour interprète le viol comme un acte constitutif de génocide, de torture et de réduction en esclavage, on s'attendait à ce que le procureur porte dorénavant des accusations pour les crimes de violence sexuelle autant que lui permettrait le statut du tribunal. Ce n'est malheureusement pas ce qui s'est passé.

Le jugement Akayesu constitue un progrès extraordinaire par ses commentaires et par la jurisprudence qu'il établit en matière de violence sexuelle (3). Il été cité et a fait autorité dans d'autres affaires au TPIR et au tribunal de La Haye dans les jugements Furundzija (4), Celebici (5)et Kunarac (6). Il est entré dans les annales à bien des égards, principalement parce qu'il a défini le viol comme un acte de génocide et de torture et parce que c'était la première fois que le viol était défini en droit international. Voici la définition que le jugement donne du viol aux paragraphes 596, 597 et 598 :

En cherchant à déterminer dans quelle mesure le viol constitue un crime contre l'humanité, conformément à l'article 3 g) du Statut, la Chambre doit définir le viol, dans la mesure où aucune des définitions connues ne fait l'objet d'un consensus en droit international. Si le viol a été défini, dans certaines juridictions nationales, comme tout acte de pénétration sexuelle non consensuel commis sur la personne d'autrui, en tant qu'acte, il peut toutefois consister en l'introduction d'objets quelconques dans des orifices du corps d'autrui qui ne sont pas considérés comme ayant une vocation sexuelle intrinsèque et/ou en l'utilisation de tels orifices dans un but sexuel. La Chambre considère que le viol constitue une forme d'agression et qu'une description mécanique des objets et des parties du corps qui interviennent dans sa commission ne permet pas d'appréhender les éléments essentiels de ce crime...La Chambre définit le viol comme une invasion physique de nature sexuelle commise sur la personne d'autrui sous l'empire de la contrainte. L'agression sexuelle, dont le viol est une manifestation, est considérée comme tout un acte de nature sexuelle, commis sur la personne sous l'empire de la contrainte.

L'intérêt de cette définition consiste en ce qu'elle écarte la défense de consentement dans les causes de viol en droit international dans les cas où on peut établir qu'il y a eu coercition (7), inclut les viols perpétrés contre des enfants et des hommes, et élargit les actes qui constituent le viol de manière à inclure tout acte de pénétration d'un orifice du corps avec un objet quelconque.

La Chambre a statué qu'en général, les viols et autres crimes de violence sexuelle faisaient intégralement partie du génocide rwandais de 1994. Les actes de viol, la nudité forcée, l'esclavage sexuel et les mutilations ont été commis à grande échelle contre des femmes tutsies et certaines femmes hutues considérés comme sympathiques aux Tutsis. Les violences sexuelles ont été perpétrées dans l'intention de faire mourir les femmes ou de les détruire psychologiquement, culturellement et physiquement pour les rendre incapables de mener une existence normale, de produire et de se reproduire. Leurs droits en tant que personnes ont été anihilés au cours de ce processus.

A vu de l'ensemble des éléments de preuve qui lui ont été présentés, la Chambre a constaté que les actes de viol et de violences sexuelles décrits ci-dessus étaient exclusivement dirigés contre les femmes tutsies, qui ont été très nombreuses à être soumises publiquement aux pires humiliations, mutilées et violées, souvent à plusieurs reprises, souvent en public, dans les locaux du Bureau Communal ou dans d'autres endroits publics, et souvent par plus d'un assaillant. La finalité de ces viols était très clairement d'anéantir non seulement les victimes directes, mais également de porter atteinte aux proches des victimes, leurs familles et leur communauté, en les soumettant à une telle humiliation. Ainsi donc, par-delà les femmes victimes, c'est tout le groupe Tutsi qui faisait l'objet de ces crimes (8).

Les attentes générées par le jugement Akayesu sont compréhensibles quand on sait à quel point les crimes contre les femmes ont été banalisés au cours de l'histoire et improprement caractérisés par le droit international, en particulier les crimes sexuels perpétrés contre les femmes dans le cadre de conflits armés (9). Cet état de choses avait un impact, à l'échelle internationale et en particulier dans les tribunaux ad hoc, sur la façon dont on menait les enquêtes, le type d'accusations que l'on portait et les poursuites que l'on engageait contre les auteurs des crimes.

Peut-être est-ce une conséquence directe du jugement Akayesu, mais le Procureur a inclus des accusations de viol dans plusieurs actes d'accusation déposés par la suite contre des personnes poursuivies devant le TPIR (10) et en a modifié plusieurs autres en y ajoutant des chefs d'accusation relatifs à des crimes de violence sexuelle (11). Dans un cas, le viol figurait dans l'acte d'accusation en tant que forme de torture, ce qui indiquait de la part du Procureur l'intention de poursuivre le viol dans toutes ses manifestations. Mais il est plutôt décevant de constater que par la suite, le Procureur n'a pas porté d'accusations de viol en tant qu'acte de génocide ou de torture dans un plus grand nombre de cas où il existait pourtant des preuves de violences sexuelles. Dans l'affaire de Cyangugu (12), même si deux témoins, une victime et un auteur de violences, ont fait état de violences sexuelles, aucun chef d'accusation en ce sens n'a figuré dans l'acte d'accusation (13). Dans l'affaire Omar Sherushago (14), l'acte contenait au départ des accusations spécifiques de viol, mais elles ont été retirées lors de la négociation de plaidoyer à la suite de laquelle l'accusé a plaidé coupable.

Conclusion

Le statut et la jurisprudence du TPIR rangent les crimes de violence sexuelle parmi les crimes que le droit international considère comme les plus graves. Il s'agit donc de veiller à ce que ces crimes fassent l'objet des enquêtes et des poursuites appropriées. Le procureur ne doit pas être surpris d'entendre, lors d'un procès, des témoins faire état d'agressions sexuelles, et il faut que ces crimes soient traités par les enquêteurs avec le même soin que les autres crimes relevant de la compétence du Tribunal. La bonne vieille excuse voulant que les victimes ne veulent pas parler des crimes de violence sexuelle ne tient plus quand on voit des témoins invités à déposer sur des assassinats ou d'autres atrocités se mettre à parler de viols collectifs, d'esclavage sexuel ou d'autres crimes de nature sexuelle (15).

Notes:

1.- Voir Human Rights Watch, Shattered Lives : Sexual Violence during the Rwandan Genocide and its aftermath (septembre 1996); Catherine A, Mackinnon, "Rape, Genocide and Women's Human Rights" (1994) 17 Harvard Women's L.J. 5,6-8; Africa Rights, Death, Despair and Defiance (septembre 1994); Avega Agohozo, Étude sur la violence faite aux femmes, décembre 1999.

2.- Aux termes de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

3.- Voir Patricia Viseur Sellers, Substantive and Procedural Aspects of International Criminal Law, chapitre 7D, "The Context of sexual violence : Sexual

violence as violations of International Humanitarian Law".

4.- Le Procureur c. Anto Furundzija, (dossier n° IT-95-17/1-AR73), jugement, 10 décembre 1998.

5.- Le Procureur c. Delalic et al. (dossier n° IT-96-21-T), jugement, 16 novembre 1998.

6.- Le Procureur c. Kunarac et al. (dossier n° IT-96-23/2), jugement, 22 février 2001.

7.- Jugement Akayesu, par. 688.

8.- Jugement Akayesu, par. 121.


9.- Voir à ce propos l'essai de Barbara Bedont, "Gender Specific Provisions in the Statute of the ICC", in F. Lattanzi et W. Schabbs (dir.), Essays on the Rome Statute of the International Criminal Court, Naples : Editorials Scientifica, 1999.

10.- Le Procureur c. Édouard Karemera et consorts (affaire n° ICTR-98-44-1).

11.- Le Procureur c. Semanza (affaire n° ICTR-97-20-1).

12.- Le Procureur c. Samuel Imanishimwe et consorts (affaire n° ICTR-99-46-T).

13.- Le Procureur a tenté d'interroger le témoin sur les actes de violence sexuelle, mais la défense s'y est opposée et les juges ont donné raison à cette dernière. Le Procureur avait plus tôt au cours du procès retiré une demande de modification de l'acte d'accusation visant à porter de nouvelles accusations pour violences sexuelles.

14.- Le Procureur c. Omar Sherushago (affaire n° ICTR-98-39)

15.- Comme lors des procès Akayesu et Cyangugu.


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